Epilogue

Cinq semaines jour pour jour que nous avons atterri à Zürich Kloten, vol Singapore Airlines HK-Singapore-Züri. Un vol désastreux, je me suis sentie mal, yeux rougis, peau piquée et blafarde, jambes et dos douloureux, dégoût de nourriture, bourdonnement, sifflement…Je me suis sentie mal à l’intérieur et à l’extérieur, et les 5 films creux que j’ai regardés pour tuer le temps n’ont pas aidé. Ma tête non plus ne m’as donné aucun répit. Pourquoi rebrousser un si beau et long chemin de façon si inhumaine, amputer l’aventure du happy end qu’elle méritait? Bref, je mets en intention de ne voyager plus qu’à mon rythme humain plutôt qu’à celui technologique.

Bien-sûr ici rien n’a changé, Charrat s’écrit toujours avec deux « r » et un « t » muet, la maison nous attend en bon soldat de pierre, Mouf s’est remise de ses peurs et me rend les clés de notre paradis. Et tout a changé, août est définitivement terminé, le jardin à peine gelé, Noël semble surgir de nulle part et il faut remettre la table et enlever la table indéfiniment. Nous sommes les 4 dans notre bulle, ensemble et séparés, à nous guetter du coin de l’œil dans l’attente du premier, ou de la première, qui craquera, qui criera son désarroi ou sa joie d’être de retour. Personne ne s’y colle, le cœur n’y est pas, ni à la joie, ni au désespoir. Nous sommes entre les deux, entre deux mondes, celui d’ici et celui d’ailleurs, et nous resterons dans cet entre-deux 5 jours durant, entre les longitudes, entre le sommeil et la veille, la nuit et le jour, la Chine et le Valais, à ripoliner notre nid tel les marmottes sous la neige qui fait cruellement défaut. Le jour de l’anniversaire de Shems nous oblige à sortir de notre léthargie. Nous retrouvons les CC qui débarquent eux-aussi de New Delhi la puante, heureux et satisfaits d’amour et d’air frais, comme à leur habitude. Puis ça n’arrête pas, la famille, les cousins, les amis. Notre maison s’ouvre et se referme au gré des visites, ça cuisine, chauffe, nettoie, réchauffe et rénove à tours de bras. On se trouve, l’espace de 10 jours, exactement là où on a toujours voulu être avec ce projet de maison : ouverts sur le mode extérieur en cultivant un monde intérieur lumineux et chaud. Puis revient la routine du boulot-école-dodo. Les lumières s’éteignent plus tôt, il y a moins de rires, plus d’ordres et de héla, il fait toujours chaud mais la cadence de la cuisine et du feu est plus rythmée, plus mécanique, moins légère, plus exigeante. On retourne tous à l’école, l’insouciance et l’arythmie du séjour en Chine nous semble bien loin. Est-ce nous qui avons retourné notre veste et rejoint les rangs des bons soldats besogneux, ou est-ce l’énergie du lieu qui nous plombe ? Sans doute les deux, impossible à dire pourquoi nous nous sentons éteints, et en même temps à notre place dans cette maison que nous avons choisie.

Une théorie de mon ami fou Ed donne du sens à ce questionnement. Dans un village de transit, construit et développé le long d’une voie de communication, les cafés et bars le long de la route sont toujours, peu importe le lieu, des endroits chauds et accueillants pour le voyageur de passage, mais très vite plombant pour l’habitant. L’énergie de transit est compensée par une énergie très sédentaire, trop sédentaire. Les habitués de ces lieux sont souvent des piliers de bar qui n’en décollent pas, plus. Le voyageur qui traverse la bourgade et s’y arrête trop longtemps risque de ne plus jamais repartir. Les deux énergies, de transit et sédentaire, doivent s’harmoniser pour maintenir un équilibre plus global. Pas étonnant alors que dans ces dits-bars on retrouve souvent les mêmes habitués, qui consomment la même chose, avec les mêmes personnes, aux mêmes heures, voire à toutes les heures, et quelques personnes de passage qui alimenteront les discussions de ces habitués de la même manière, semaines après semaines. A une échelle plus grande, la Suisse fait office du café du Centre de l’Europe. Au cœur des voies nord—sud et est-ouest, la Suisse est le petit café dans lequel on s’arrête lorsqu’on ne peut plus continuer la route, lorsqu’on a crevé et qu’on attend le dépanneur, lorsque la tempête fait rage, lorsqu’on est trop fatigué ou affamé, lorsqu’on ne sait plus où aller. On s’y arrête pour se recharger et reprendre sa route, son projet, son rêve. Ou on s’y arrête et on ne repart plus, la force de sédentarisation est trop forte et nous capture, nous enracine, nous plante. La résonnance entre ces deux énergies est ce qui déstabilise lors d’un retour au pays des helvètes, lorsqu’on a ces deux énergies en soi. Le défi est de réussir à les harmoniser sans se soumettre à l’une au détriment de l’autre : faire pour se sentir vivant ou s’arrêter pour être dans la Vie…demeurer ouverte au monde extérieur qui bouge tout en cultivant son monde intérieur lumineux et chaud…la balance entre le ying et le yang, beau programme.

Aux questions de comment était ce voyage, je ne sais que répondre. Beaucoup de Chinois en Chine…c’était très beau, beau pays…c’était super, mais aussi dur parfois…des pâtes au nord, du riz au sud…Puis je me rends compte de la chose suivante : la Chine est le pays le plus sécurisé que j’ai connu, voire qu’il existe. Des caméras partout, des contrôles d’identité et reconnaissance biologique partout, ça facilite la sécurité, c’est sûr. Apparemment la police peut retrouver un voleur à la tire en 11 minutes au centre de Pékin, 24 millions d’habitants quand même…Dans ce contexte, lorsque la sécurité est garantie, et sans obligations domestiques, professionnelles, personnelles ou scolaires, la barrière entre enfant et parent s’étiole. Il n’y a plus de différence entre moi et les enfants, ils sont juste différents, moins expérimentés certes, mais tout aussi perspicaces, curieux, intelligents et clairvoyants (voire plus, ils suivent encore l’instinct de la simplicité, du cœur, plutôt que la tête). Nous nous retrouvons donc 4 êtres humains avec des désirs et peurs, deux avec un porte-monnaie qui n’a pas tous les pouvoirs, et deux avec suffisamment d’imagination pour se suffire à eux-mêmes sans porte-monnaie. Dans cette situation, le choix est binaire : soit on se prend le chou et on se cherche des poux les uns aux autres, soit on prend du plaisir ensemble, et séparés. On aura fait les deux : on se sera gâché des plaisirs simples par peur, peur de passer à côté de quelque chose, peur de ne pas être à la hauteur, de perdre du pouvoir, peur de l’autre, et on aura eu (beaucoup) de plaisir ensemble, à deux, à trois, ou seul mais côte à côte. C’est en étant privés de toutes distractions, obligations, devoirs, responsabilités superflues, biens matériels largement inutiles, soucis matériels engendrés par les biens matériels superflus…bref en étant réduits à l’essentiel, nus les uns face aux autres, que nous avons pu expérimenter nos enfants comme nos égaux, et l’autre pour ce qu’il est. Ça n’a jamais été le but du voyage, ni espéré ni même rêvé, mais ça a été la grande surprise de ces 4 mois passés ensemble hors de notre monde.